Bonjour Monsieur Connac, merci d’avoir accepté cet entretien. La première question que j’aimerais vous poser porte sur l’origines des pédagogies coopératives. Ne faut-il pas la situer chez les pédagogues libertaires comme Sebastien Faure en France ou Francisco Ferrer Guardia en Catalogne, qui d’ailleurs a été exécuté par les autorités espagnoles...
Oui, c’est lui qui en mourant aurait crié “Vive l’école moderne !”
Et puis il y a tout le courant de l’Ecole Nouvelle qui s’est développé à partir de la fin du XIXe et tout au long du XXe.
Sébastien Faure, je ne ne me suis jamais trop rapproché de lui parce que dès que j’ai fait mes études en sciences de l’éducation, on m’a fait lire des témoignages prouvant que c’était un pédagogue pédophile. Pour moi, c’est rédhibitoire.
Ah bon, j’ignorais cela !
Il aurait profité de l’école de la Ruche, qu’il avait fondée, pour vivre en quasi autarcie avec des enfants. Il a décrit des scènes d’attouchements sexuels et même de pédagogie d’attouchement sexuel le soir dans sa chambre. Sébastien Faure c’est assez particulier… Si au plan politique il a eu un engagement pacifiste qui est assez intéressant, au plan pédagogique, la Ruche ce n’est pas un exemple. On trouve cela dans le Métron (https://maitron. fr/) un dictionnaire en ligne sur le mouvement ouvrier et le mouvement social. On peut y retrouver une fiche sur Francisco Ferrer et aussi celle de Sébastien Faure. Le fonctionnement même de l’école de la Ruche n’était pas nouveau, il s’inspirait beaucoup du fonctionnement de l’école de Summer Hill, fondée par Alexander Sutherland Neill, mais sans innovation extraordinaire.
Bon, oublions donc Sébastien Faure...
Je pense que les origines de la coopération doivent être trouvées principalement dans les expériences sociales du XIXe siècle comme celles de Robert Owen ou d’Etienne Cabet, des “fraternités autogestionnaires”, des “phalanstères” ou “familistères”. Et aussi l’approche mutualiste de Proudhon. Tout cela a beaucoup influencé tout ce qui s’est passé ensuite dans le domaine de l’éducation. L’histoire de l’engagement de Robert Owen montre bien qu’il y avait une volonté de trouver une alternative au capitalisme. Il y a donc eu des expérience sociales de vie coopérative qui ensuite ont influencé un certain nombre de pédagogues, qui ont pensé que ce serait intéressant d’encourager, par l’éducation, les peuples à adopter ces alternatives de vie. Il y a eu même des expériences de coopération antérieures à ces mouvements politiques et sociaux. Les premières formes de coopération dans des contextes scolaires peuvent être trouvées dans ce qu’on appelait les “élèves préfets” ou les “élèves officiers” dont parlait beaucoup Jean-Baptiste de la Salle. Il s’agissait d’associer des élèves dans l’accompagnement d’autres élèves. On retrouve des formes de coopération, au XVIIe siècle, dans ce qu’on peut considérer comme le premier traité de pédagogie : “la Grande Didactique” de Comenius.
Il faut noter au XVIIIe siècle les “écoles participatives et réciproques” des orphelins de Paris. Il faut citer aussi ce qu’on appelle “l’enseignement mutuel”, qui n’a rien à voir, à mon avis, avec le mouvement social et ouvrier, mais s’appuie plutôt sur la structuration de l’Eglise Réformée pour penser l’école. En utilisant une méthode mettant en place des élèves moniteurs, un seul adulte pouvait faire classe à plusieurs centaines d’enfants.
On retrouve en fait plusieurs influences , celle des révolutions sociales, comme vous l’avez noté, les influences pédagogiques principalement issues des religieux et aussi les influences de ce qu’on appelait le “self- government”, les “républiques d’enfants”. On n’est pas arrivé à expliquer pourquoi, XIXe siècle et au début du XXe siècle, on retrouve ces logiques de républiques d’enfants un peu partout dans le monde : en Angleterre avec la fameuse école de Bedales, fondée par John H. Badley en 1893, en Pologne avec Janusz Korczack et l’orphelinat Dom Sierot, en Allemagne avec l’école de Paul Geheeb, et les school cities aux États-Unis, et puis la fameuse « Ecole moderne » de Francisco Ferrer Guardia, qui est à la base de la dénomination de l’école moderne.
Ces expériences de « républiques d’enfants » ont beaucoup influencé les « coopératives scolaires » qui existent encore de nos jours avec le mouvement de l’Office Central de Coopération à l'Ecole (OCCE). Les trois fondateurs de l’OCCE, Barthélémy Profit, Emile Bugnon et Célestin Freinet, se sont inspirés beaucoup de ces pratiques de républiques d’enfants pour créer les coopératives scolaires mais pas du tout avec le même objectif. L’objectif c’était d’éduquer les enfants à la notion de mutualisme. Aujourd’hui cette notion nous est tout à fait ordinaire - les assurances, etc. - mais il y a eu une période où il a fallu convaincre les adultes des bienfaits du mutualisme, comme c’était assez difficile, l’idée est venue de passer par l’éducation des enfants. On a donc créé les « coopératives à la fin du scolaires » avec des tensions dès le départ entre Profit et Bugnon.
Pour Emile Bugnon l’objectif de la coopérative scolaire c’était d’éduquer les enfants au mutualisme alors que pour Profit il s’agissait plus d’éduquer les enfants à l’engagement citoyen. Aujourd’hui, dans l’OCCE on retrouve toujours cette tension : l’objectif est-il de faire vivre des coopératives ou bien d’éduquer à des alternatives de vie sociale par la coopération. J’étais à leur congrès il y a quelques semaines et ils ne sont pas encore au clair là-dessus. Et puis après il y a eu le mouvement Freinet, l’Institut Coopératif de l’Ecole Moderne (ICEM). Célestin Freinet parlait de coopération entre enfants en se référant beaucoup aux républiques d’enfants et à la coopération scolaire mais le Mouvement Freinet, c’est plus un mouvement coopératif d’adultes que véritablement une pédagogie de la coopération. Ce que Freinet a développé, c’est oui… les enfants coopèrent… notamment par ce qu’il appelait les réunions de coopérative, mais ce qui est au coeur de la pédagogie Freinet c’est ce qu’il appelle le « tâtonnement expérimental », ce n’est pas la pédagogie la plus coopérative qui soit. Le projet de l’OCCE est par exemple beaucoup plus coopératif que la pédagogie Freinet.
Après, il y a des origines un peu plus récentes avec les travaux scientifiques et notamment les travaux des néo-piagétiens, c’est-à-dire tous ceux qui se sont intéressés à la dimension sociale de l’approche constructiviste. Apprendre c’est construire de nouvelles représentations mais ce processus de construction serait facilité par la relation sociale. On peut distinguer trois groupes d’influence : ceux qui sont à l’origine de la notion de conflit socio-cognitif, c’est-à-dire Perret- Clermont, Doise, Mugny, tous ces gens-là, Lev Vygotsky dont les travaux ont pris place bien avant les autres mais qui a été traduit tardivement en anglais et en français et qui a proposé la notion de zone proximale de développement, c’est-à-dire de zone où l’on apprend grâce à l’interaction avec les autres, qui est tout à fait compatible avec la notion d’étayage de Jérome Bruner- ce sont un peu des idées similaires - et puis il y a une troisième influence ce sont tous les travaux de Bandura, ce qu’on appelle l’apprentissage par vicariat qui ont été repris en France par un psychologue qui s’appelle Maurice Rochat, qui explique que l’on peut apprendre par le processus de déconstruction- reconstruction mais aussi par un autre processus, social, celui d’observation-imitation. C’est cela qu’il a appelé la vicariance. Il y a donc de nombreuses influences et on ne sait pas qui a introduit véritablement la coopération en éducation.
La notion même d’école est coopérative. Le fait de rassembler plusieurs enfants dans un même lieu avec un enseignant est en soi une forme de coopération. L’école est une alternative au préceptorat. Dès qu’il y a eu des lieux d’école, les premières formes de coopération sont forcément apparues.
Et comment se situe la pédagogie institutionnelle dans cet ensemble ? Est-ce qu’on continue à parler de la pédagogie institutionnelle aujourd’hui ?
Oui, on en parle énormément. Contrairement à tous les mouvements dont on vient de parler, la pédagogie institutionnelle est un concept très récent. C’est à partir de 1963 qu’elle est apparue, à l’occasion d’une scission entre le mouvement Freinet et les frères Oury (Jean et Fernand) qui se sont écartés - pour des raisons humaines, de mésentente, et non pas pour des désaccords pédagogiques. Ils ont donc trouvé une occasion d’exister en se rapprochant de la notion d’inconscient. C’est donc devenue « pédagogie institutionnelle » parce que ça ne pouvait plus s’appeler « pédagogie Freinet » et parce qu’existait la psychothérapie institutionnelle de Jean Oury. La pédagogie institutionnelle est une pédagogie de la coopération puisqu’un des piliers de la pédagogie institutionnelle c’est la notion de groupe.
La pédagogie institutionnelle bien plus que la pédagogie Freinet a été influencée par les dynamiques de groupe des psychologues américains. C’est une pédagogie qui est très vivace, il y a de nombreux groupes qui existent en France et à la limite il y a plus de recherche sur la pédagogie institutionnelle que sur la pédagogie Freinet.
La pédagogie Freinet, c’est un peu particulier dans le sens où le mouvement Freinet est actuellement face à un gros problème collectif qui est celui de la tendance à se définir comme une « méthode naturelle », présentée comme une sorte de dogme, or le fait d’avoir une pensée dogmatique, c’est proprement impropre avec une approche scientifique. La pédagogie Freinet apparaît comme quelque chose d’extrêmement fermé et c’est pourquoi il y a assez peu de chercheurs qui s’y intéressent aujourd’hui. Je ne suis pas très optimiste sur l’évolution, d’ailleurs.
J’ai commencé ma carrière comme conseiller d’orientation scolaire et professionnelle en Normandie et j’étais assez enthousiaste de ce que je voyais de la pédagogie Freinet dans certaines écoles. Est-ce que cette pédagogie est encore assez répandue aujourd’hui en France ?
C’est difficile à quantifier parce que suivant le principe de liberté pédagogique on peut très bien faire de la pédagogie Freinet sans être affilié au mouvement Freinet. Cependant même s’il y a en beaucoup, en proportion du nombre d’écoles et de classes en France, ce n’est certainement pas majoritaire. En Normandie, je connais bien l’école Freinet d’Hérouville-Saint Clair, je ne sais pas si c’est celle que vous connaissez…
Non, moi celle que j’avais souvent visitée c’était celle de Lyons-la-Forêt.
En Normandie, il y a encore énormément de classes qui fonctionnent suivant la pédagogie Freinet parce qu’il y a une figure qui entretient cela, c’est Henri Peyronie, un chercheur de l’université de Caen, qui a travaillé toute sa vie sur la pédagogie Freinet et qui a expliqué que la pédagogie Freinet ce n’était pas la pédagogie d’un seul homme mais la pédagogie de tout un mouvement et cela c’est un peu contesté aujourd’hui par un certain nombre de “gardiens du temple” qui disent qu’il n’y a de Freinet que ce que Freinet a dit et a écrit. Ce qui est très contestable.
Pour approfondir la compréhension des pédagogies coopératives, j’aimerais que vous m’expliquiez la différence, sur laquelle vous avez insisté dans vos écrits, entre comportement coopératif et organisation collaborative.
Alors, cela correspond à des travaux beaucoup plus récents parce qu’ils sont liés à l’attention apportée depuis quelques années - c’est très récent - à la notion de cognition. On sait aujourd’hui beaucoup mieux décrire, principalement grâce aux sciences cognitives, les phénomènes cognitifs, c’est-à-dire ce qui se passe au niveau du cerveau pour désigner ce qu’on appelle l’apprentissage. Il y a un élément qui fait consensus quand on s’intéresse à ça, c’est le fait qu’on ne peut apprendre que par soi-même.
L’apprentissage est avant tout l’activité de l’apprenant. L’enseignant, le formateur, l’éducateur ne peut être qu’un accompagnateur de ce processus d’apprentissage. Cette idée-là a notamment conduit à s’intéresser à la dimension sociale : qu’est-ce qui dans une relation participe à de la cognition si on ne peut apprendre que par soi-même ? Donc cela a conduit à distinguer la notion de coopérer de celle de collaborer. Toutes les deux se ressemblent parce qu’elles appartiennent à un ensemble plus large qu’on pourrait appeler l’ensemble de l’interaction ou de l’interrelation. Les deux favorisent les échanges, il y a une action combinée dans la coopération comme dans la collaboration.
Mais ce qui est spécifique à de la collaboration c’est le fait d’agir dans le sens d’un but commun. On se met à plusieurs pour essayer d’être plus rapides, plus efficaces, plus performants dans l’atteinte d’un but commun. Alors, c’est difficile de collaborer, cela demande beaucoup d’intelligence, cela demande des organisations qui sont assez rigoureuses, assez méticuleuses et qu’on arrive pas toujours à maintenir.
C’est pour cela que dans le monde de l’entreprise ou du travail en général on n’arrive pas toujours à organiser de la collaboration. Souvent c’est juste de la coordination, c’est-à-dire qu’il y a un système un peu vertical avec une personne qui se charge de faire passer les informations et d’organiser le travail de chacun. C’est beaucoup plus facile, ce n’est pas forcément plus performant parce qu’on ne s’appuie pas sur la participation des personnes, mais c’est beaucoup moins risqué.
La collaboration, c’est plus intéressant en termes de mobilisation des acteurs, mais justement parce qu’on s’attache à mobiliser les acteurs il y a des phénomènes humains qui interviennent sous forme de conflits relationnels et qui rendent la collaboration plus difficile.
Alors, le principe de la collaboration c’est de tendre vers un but commun et donc que chacun donne tout ce qu’il a pour atteindre ce but, mais ça se fait sur la base d’une division du travail prenant en compte les talents de chacun. En fonction de la formation initiale, des appétences et des compétences des uns et des autres, chacun va participer à sa mesure à la réalisation du but commun. Donc, c’est ce qu’on pourrait appeler l’intelligence collective… La collaboration, c’est plutôt intéressant quand on cherche à réaliser quelque chose…
Coopérer par contre, c’est tout simplement agir avec d’autres. On n’agit pas forcément pour travailler avec un autre, on n’agit pas forcément avec un autre parce qu’on a un but commun. Une situation de communication n’est pas forcément une situation de collaboration, par contre c’est une situation de coopération.